SCIENCES - Science et philosophie

SCIENCES - Science et philosophie
SCIENCES - Science et philosophie

La science et la philosophie furent longtemps inséparables. Dans l’Antiquité, la philosophie représentait la science suprême, celle «des premiers principes et des premières causes». Les autres sciences, et notamment la physique, recevaient d’elle leurs fondements. Cette alliance s’est trouvée brisée au XVIIe siècle, avec l’apparition de la méthode expérimentale et le développement des sciences positives. Depuis cette époque, la science et la philosophie n’ont cessé de s’éloigner l’une de l’autre.

Cette séparation n’a pas seulement dissocié ce qui était autrefois réuni, mais a bouleversé de fond en comble le sens même du projet scientifique. Abandonnant l’idéal de connaissance pure ou désintéressée, la science s’est lancée dans une vaste entreprise de transformation, c’est-à-dire de domination du monde. Elle se rapproche de plus en plus de la technique, au point qu’on la désigne parfois aujourd’hui sous le nom de techno-science. La science moderne semble en passe de réaliser le rêve cartésien de rendre l’homme comme «maître et possesseur de la nature». Elle devient à ce titre le dépositaire de tous les espoirs de l’humanité, qui attend d’elle ce que la philosophie n’a pas réussi à lui offrir, c’est-à-dire son bonheur ou plutôt son bien-être matériel.

Ayant investi peu à peu tous les secteurs de la réalité, cette science, conquérante et sûre d’elle-même, place la philosophie dans une situation inconfortable. Quel domaine lui reste-t-il, en effet, si tout le connaissable, la matière comme l’esprit, se trouve réparti entre les diverses disciplines scientifiques? La philosophie devient littéralement sans objet, et son existence dangereusement compromise. Plus proche de l’opinion que du savoir, elle semble n’être qu’une survivance du passé, un résidu voué à disparaître, absorbé par le progrès scientifique. C’est du moins l’avis des positivistes et des scientistes, qui voient dans la philosophie cette «partie de la connaissance humaine qui n’a pas encore réussi à revêtir les caractères et à prendre la valeur de la science». La métaphysique constitue ainsi, aux yeux de Comte, une sorte de «maladie chronique naturellement inhérente à notre évolution mentale et individuelle ou collective, entre l’enfance et la virilité», entendons entre l’enfance de l’esprit théologique et la virilité de l’esprit positif.

À y regarder de plus près, cependant, les choses ne sont pas aussi simples. Il n’est pas sûr, après tout, que, même à l’heure de la technologie triomphante, la philosophie soit en aussi mauvaise posture que nous venons de le dire. Il est sans doute exagéré, en effet, de considérer que les avancées scientifiques, aussi remarquables soient-elles, invalident ipso facto toute pensée philosophique. Loin de marquer sa disparition, la montée en puissance des sciences positives, et singulièrement celle des sciences de la nature, pourrait même lui donner une impulsion nouvelle en la libérant pour ses tâches essentielles. «La “philosophie”, écrit Heidegger, est dans la nécessité constante de justifier son existence devant les “sciences”. Elle pense y arriver plus sûrement en s’élevant elle-même au rang d’une science. Mais cet effort est l’abandon de l’essence de la pensée. La philosophie est poursuivie par la crainte de perdre en considération et en validité, si elle n’est science. On voit là comme un manque qui est assimilé à une non-scientificité» (Lettre sur l’humanisme ). La philosophie n’a rien à gagner, en fait, à essayer de rivaliser avec la science. Elle ne peut que se renier en voulant prendre modèle sur elle. Sa démarche n’est pas comparable à la sienne, car son ambition est différente. Elle a non pas à explorer méthodiquement l’étant, mais à se remémorer la vérité toujours déjà oubliée de l’être. «Une telle pensée n’a pas de résultat. Elle ne produit aucun effet. Elle satisfait à son essence du moment qu’elle est» et «laisse l’Être-être». Cette pensée ne progresse pas, mais régresserait plutôt. Elle s’enquiert de ce qui est relégué ou occulté dans et par la science. Elle délivre un savoir, mais ce savoir n’est pas une connaissance. Il correspond à une plus haute discipline de l’esprit, à ce que Husserl appelle «science rigoureuse», pour la distinguer de la science exacte, ou à ce que Heidegger nomme pensée méditante, par opposition à la pensée calculante.

Les progrès de la science non seulement n’invalident pas la pensée philosophique, mais la rendent même, d’une certaine façon, nécessaire. Les illusions scientistes une fois dissipées, la vacuité du positivisme ou de l’empirisme démasquée, il est à douter, en effet, que la science, qu’elle le veuille ou non, puisse se passer longtemps de la philosophie. Non pas que la philosophie soit en mesure de l’aider à tirer au clair ses méthodes ou à formuler correctement ses propositions, mais parce que la philosophie, de manière plus radicale et plus souterraine, ouvre l’espace au sein duquel la science se déploie. Au fond, il n’y a pas de science sans présupposé. Toute science repose sur une décision métaphysique implicite relative à l’être ou à l’essence du domaine qu’elle explore. Cela est vrai de la science antique comme de la science moderne. La physique contemporaine, en particulier, demeure tributaire du «projet mathématique de la nature», projet philosophique opéré par Galilée. Mais la science a besoin de la philosophie en un autre sens. Elle décrit ce qui est, mais ne se prononce jamais sur ce qui doit être. Elle fournit des moyens d’action, mais demeure indifférente aux fins poursuivies. Elle relève de la rationalité instrumentale, et non de la rationalité objective. Elle demeure, en tant que telle, insensible aux valeurs: la science est, comme on dit, axiologiquement neutre. C’est sans doute la raison pour laquelle on voit aujourd’hui se multiplier, comme autant de garde-fous, des comités d’éthique, ces instances de réflexion censées la guider ou tout au moins tracer les limites de son action. La victoire de la science sur la philosophie, partout célébrée et jamais sérieusement mise en question, pourrait bien être, de ce point de vue, une victoire à la Pyrrhus. Devenue autonome, délivrée de tout ancrage et séparée de son origine, la science s’avère incapable de répondre à toutes les attentes placées en elle, et finit par engendrer une sorte de désarroi. On comprend mieux alors la tentative de certains scientifiques qui essaient de renouer le fil du dialogue apparemment interrompu entre la science et son ancienne compagne. Cela veut dire non pas que la science doit tenir lieu de philosophie, mais qu’elle doit simplement retrouver son ambition première, qui est de comprendre le monde, et pas seulement de le calculer.

1. La naissance conjointe de la science et de la philosophie

La science et la philosophie sont apparues au même moment, chez les Grecs, il y a plus de deux mille cinq cents ans. Leur naissance a correspondu à l’émergence d’une nouvelle figure du savoir, inconnue des époques antérieures, le savoir pur ou désintéressé. «Jamais que nous sachions, écrit Léon Robin, la science orientale, à travers tant de siècles d’existence, et même après qu’elle eut pris contact avec la science des Grecs, ne paraît avoir dépassé les préoccupations utilitaires ou les curiosités de détail, pour s’élever à la pure spéculation et à la détermination des principes.» Les Grecs du VIe siècle avant notre ère ne cherchaient pas uniquement à transformer la nature, à tourner le cours des choses à leur avantage; ils s’efforçaient de comprendre le monde, c’est-à-dire de construire un système cohérent et rationnel de la totalité du réel. «C’est l’étonnement, affirme Aristote au premier livre de la Métaphysique , qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des étoiles, enfin de la genèse de l’Univers [...]. Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire.» En s’appuyant uniquement sur la raison, ces premiers penseurs étaient parvenus à dégager un petit nombre de principes grâce auxquels ils pensaient pouvoir rendre compte de la variété des phénomènes. Cette exigence de rationalité, tout à fait inédite, a marqué la naissance conjointe de la science et de la philosophie.

Les présocratiques: philosophie et «physiologie»

«La plupart des premiers philosophes, rapporte Aristote, ne considéraient comme principes de toutes choses que les seuls principes matériels. Ce dont tous les êtres sont constitués, le point initial de leur génération et le terme final de leur corruption, alors que la substance persiste sous la diversité de ses déterminations: tel est, pour eux, l’élément, tel est le principe des êtres.» Ainsi, pour Thalès, le premier de ces philosophes-savants, l’élément premier et impérissable du monde ou de la nature était l’eau. «Au lieu d’expliquer la diversité du réel, déclare L. Robin, par des représentations anthropomorphiques et de les rattacher [...] au mystère insondable du Chaos ou à l’obscurité de la Nuit, Thalès leur donnait pour fond et pour principe une réalité d’expérience.» Thalès était parvenu à ce principe matériel en se fondant sur la considération concrète des choses et du monde. «Il fut conduit sans doute à cette croyance, précise Aristote, en observant que toutes choses se nourrissent de l’humide et que le chaud lui-même en procède et en vit (or ce dont les choses viennent est, pour toutes, leur principe). Telle est l’observation qui lui fit adopter cette manière de voir, et aussi cet autre fait que les semences de toutes choses ont une nature humide et que l’eau est l’origine de la nature des choses humides.» Thalès voyait, ou croyait voir, que tout provenait de la transformation de l’eau et revenait ensuite à l’eau, puis il a étendu «à l’ensemble des choses, par une analogie pleine de hardiesse, le résultat de cette observation». Anaximène considérait, quant à lui, que l’air était le principe de la totalité des choses, Héraclite que tout était feu, etc. D’autres faisaient appel à des principes plus abstraits, comme les pythagoriciens qui pensaient que le nombre était «la substance de toutes choses». Tous ces philosophes, qu’on appelle quelquefois des «physiologues», étaient aussi bien mathématiciens, physiciens ou astronomes. Certains d’entre eux nous ont légué des théorèmes mathématiques célèbres, comme le théorème de Thalès sur les parallèles, ou celui de Pythagore sur les côtés du triangle rectangle.

Platon: la dialectique et les mathématiques

Un peu plus tard, c’est-à-dire avec Platon, la philosophie se constitue elle-même en science à part entière. La philosophie, qui se confond avec la dialectique, représente le faîte et le couronnement de l’édifice du savoir, les autres sciences, c’est-à-dire l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie ou l’harmonie, n’étant qu’une sorte de propédeutique à la philosophie. D’où l’inscription qui figurait sur le fronton de l’école platonicienne à Athènes, l’Académie: «Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre.» La géométrie prépare l’homme à la contemplation du monde des idées ou des essences en le contraignant à opérer une distinction fondamentale entre deux genres de réalités: les êtres sensibles, toujours en devenir, et les êtres intelligibles, identiques à eux-mêmes. Si les mathématiques élèvent l’âme au-dessus du sensible, elles ne vont pas pour autant jusqu’à l’inconditionné. «Ceux qui s’occupent de géométrie, d’arithmétique et autres sciences du même genre supposent le pair et l’impair, les figures, trois espèces d’angles et d’autres choses analogues, suivant l’objet de leur recherche: ils les traitent comme choses connues, et, quand ils en ont fait des hypothèses, ils estiment qu’ils n’ont plus à en rendre aucun compte, ni à eux-mêmes, ni aux autres, attendu qu’elles sont évidentes à tous les esprits; enfin, partant de ces hypothèses, et passant par tous les échelons, ils aboutissent par voie de conséquence à la démonstration qu’ils s’étaient mis en tête de chercher.» Platon appelle ce genre de savoir «connaissance discursive» (dianoia ), réservant le nom de vraie «science» (épistêmê ) à la dialectique. «La méthode dialectique est la seule qui, rejetant successivement les hypothèses, s’élève jusqu’au principe même pour assurer solidement ses conclusions.» Parce qu’elle atteint l’absolu ou l’an-hypothétique, c’est-à-dire le bien, «la connaissance de l’être et de l’intelligible qu’on acquiert par la science de la dialectique est plus claire que celle qu’on acquiert par ce qu’on appelle les sciences, lesquelles ont des hypothèses pour principes. Sans doute ceux qui étudient les objets des sciences sont-ils contraints de le faire par la pensée, non par les sens; mais parce qu’ils les examinent sans remonter au principe, mais en partant d’hypothèses, ils [n’ont] pas l’intelligence de ces objets». Platon établit donc une sorte de continuité entre le savoir scientifique et le savoir philosophique, qu’il situe à des niveaux différents: les «sciences» mettent sur la voie de la philosophie, la philosophie procure aux sciences un fondement ultime.

Aristote: physique et métaphysique

Chez Aristote, la philosophie est également une science, la science des premiers principes et des premières causes. Les autres sciences, et notamment la physique, lui sont subordonnées, ainsi qu’il ressort de l’opposition établie par le Stagirite entre la philosophie première, d’une part, et la philosophie seconde, d’autre part. La philosophie première, qu’on appellera plus tard la «métaphysique», désigne la science de l’être en tant qu’être. Elle traite non pas de l’être en tant que «nombres, lignes ou feu», mais de l’être en tant que tel et de ses déterminations les plus générales. La philosophie seconde, qui correspond à la physique, est la science de la nature. Elle est dite seconde, car elle n’étudie pas l’être en général, l’être en tant qu’être, mais un genre particulier de l’être, en l’occurrence l’être naturel. C’est une ontologie régionale, qui reçoit ses principes de la métaphysique, et en est donc indissociable. Un peu plus tard encore, à l’époque hellénistique, chez les philosophes du Portique (stoïciens) comme chez ceux du Jardin (épicuriens), la physique est, avec la logique et l’éthique, une des trois parties de la philosophie.

Ce bref retour aux sources de la civilisation occidentale nous montre que la science et la philosophie, «indissolublement unies aux premiers temps de la pensée grecque [...], sont toujours restées, affirme L. Robin, étroitement solidaires» dans la suite de leur développement.

Mais il n’est pas besoin de remonter aussi loin pour trouver des exemples d’une telle solidarité. Au Moyen Âge, la philosophie, qui réunit l’éthique, la physique et la logique, constitue la source d’où émanent ce qui s’appelle alors les arts libéraux, qui correspondent aux sept sciences fondamentales: grammaire, rhétorique, dialectique, musique, arithmétique, géométrie et astronomie. À l’aube des Temps modernes, Descartes compare encore la philosophie à «un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale».

2. Le divorce de la science et de la philosophie

Cet édifice harmonieux commence à se lézarder avec Galilée et Newton et le développement de la science expérimentale. La physique se sépare de la métaphysique, et conquiert son autonomie. Dès lors, l’éloignement de la science et de la philosophie ira croissant. Les philosophes auront bien sûr leur part de responsabilité dans cette évolution, et, s’il fallait n’en retenir qu’un seul, ce serait certainement Hegel. Celui-ci prétendait déduire les processus naturels de façon purement spéculative et a priori. C’est ainsi qu’il pensait avoir réussi à démontrer, par un raisonnement logique, que le système solaire ne pouvait comprendre plus de sept planètes, ce qui devait s’avérer rapidement faux. D’une façon générale, à en croire le témoignage du physicien Hermann Helmholtz, au XIXe siècle, «la philosophie hégélienne de la nature sembla, à dire le moins, absolument dénuée de sens aux yeux des praticiens des disciplines naturalistes. De tous les éminents savants de ce temps, il n’y en eut pas un seul qui eût pu se contenter des idées de Hegel. Comme, d’autre part, Hegel accordait une importance particulière au fait de s’approprier, justement dans ce domaine, les connaissances qu’il avait trouvées ailleurs en abondance, il se lança dans une polémique d’une véhémence et d’une dureté insolites, principalement contre Newton en sa qualité de représentant, le premier et le plus grand, de la recherche scientifique. Les savants furent taxés d’étroitesse mentale par les philosophes; et ces derniers furent accusés à leur tour par les premiers de ne proférer que des divagations. À ce point, les savants commencèrent à attribuer un certain poids au fait que leurs travaux fussent tenus à l’abri de toute influence philosophique, et très vite on en arriva à ce que beaucoup d’entre eux, parmi lesquels des hommes éminents, condamnèrent toute philosophie considérée comme une chose inutile, voire comme une rêverie dangereuse». Le divorce de la science et de la philosophie devenait irréversible. Il s’accompagnait d’une dislocation de la culture occidentale tout entière, désormais écartelée entre un pôle scientifique et un pôle humaniste, entre une science considérée comme aliénante par les philosophes et une philosophie tenue pour extravagante par les scientifiques.

La métaphysique, «inutile et incertaine»

«Un des titres de gloire des génies qui ont illustré le XVIe et le XVIIe siècle, écrit Pierre Duhem, a été de reconnaître cette vérité: la physique ne deviendra point une science claire, précise, exempte des perpétuelles disputes dont elle avait été l’objet jusqu’alors, capable d’imposer ses doctrines au consentement universel, tant qu’elle ne parlera pas le langage des géomètres. Ils ont créé la véritable physique théorique en comprenant qu’elle devait être une physique mathématique » (La Théorie physique ). Ils ont compris, en d’autres termes, que la physique ne pourrait progresser de manière sûre et reconnue qu’en se maintenant à l’écart de la métaphysique. L’histoire de la métaphysique nous offre, en effet, pour reprendre la fameuse expression de Kant, l’image d’un «champ de bataille» (Kampfplatz ) où s’affrontent, en des querelles interminables, les représentants d’une multitude d’écoles. «Qu’on passe en revue, écrit Duhem, tous les domaines où s’exerce l’activité intellectuelle de l’homme; en aucun de ces domaines, les systèmes éclos à des époques différentes, ni les systèmes contemporains issus d’écoles différentes n’apparaîtront plus profondément distincts, plus durement séparés, plus violemment opposés que dans le champ de la métaphysique.» Duhem prend l’exemple de l’aristotélisme, du newtonianisme, de l’atomisme et du cartésianisme. Chacun d’eux conçoit de manière différente la nature de la réalité matérielle et avance, par conséquent, des explications différentes des mêmes phénomènes. Prenons le cas du magnétisme. Un péripatéticien expliquera l’action réciproque des corps aimantés par l’intervention d’une qualité spécifique: la qualité magnétique; un newtonien introduira des forces attractives ou répulsives; un atomiste supposera la présence de corpuscules invisibles émis par les corps aimantés; un cartésien imaginera l’existence de tourbillons de matière subtile. Pour ingénieuses qu’elles soient, ces explications sont incompatibles, sans qu’aucune parvienne à prévaloir sur les autres. Par conséquent, si la physique est placée sous la dépendance de la métaphysique, les divisions entre les différents systèmes métaphysiques rejailliront immanquablement sur la physique elle-même. La physique deviendra une affaire d’école, et il sera impossible de lui assurer le «bénéfice du consentement universel». Si l’on veut qu’elle progresse, il est indispensable et même urgent de rompre les liens qui la rattachent à la métaphysique.

Du reste, les thèses métaphysiques sont beaucoup trop générales pour avoir des conséquences utilisables en physique et dans les sciences positives en général. «Pour faire des observations, des expériences et des découvertes scientifiques, écrit Claude Bernard, les méthodes et procédés philosophiques sont trop vagues et restent impuissants; il n’y a pour cela que des méthodes et des procédés scientifiques souvent très spéciaux qui ne peuvent être connus que des expérimentateurs, des savants ou des philosophes qui pratiquent une science déterminée.» Le cas de la physique de Descartes est ici tout à fait exemplaire. Descartes est sans doute celui qui, parmi les philosophes modernes, est allé le plus loin dans la réduction de la physique à la métaphysique. La première proposition de la physique de Descartes est une thèse métaphysique, c’est-à-dire une proposition portant sur la nature de la réalité corporelle: «La nature de la matière, ou du corps pris en général, ne consiste point, dit Descartes, en ce qu’il est une chose dure, ou pesante, ou colorée, ou qui touche nos sens de quelque autre façon, mais seulement en ce qu’il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur.» À partir de là, Descartes affirme être en mesure de fournir l’explication de tous les phénomènes naturels en utilisant les seules ressources des mathématiques, c’est-à-dire de la géométrie: «Je ne reçois point de principes en physique qui ne soient aussi reçus en mathématiques, afin de pouvoir prouver par démonstration tout ce que j’en déduirai, et [...] ces principes suffisent, d’autant que tous les phénomènes de la nature peuvent être expliqués par leur moyen» (Principes de la philosophie ). Mais on n’a pas de mal à montrer que la méthode cartésienne est stérile car fondée sur des principes trop généraux. Ainsi la loi de la conservation de la quantité de mouvement, qui est une des propositions fondamentales de la dynamique de Descartes, n’est pas une conséquence nécessaire des principes de sa métaphysique. La métaphysique nous permet certes d’affirmer que «c’est une perfection en Dieu, non seulement de ce qu’il est immuable en sa nature, mais encore de ce qu’il agit d’une façon qui ne change jamais». Cette immuabilité implique qu’une certaine quantité est conservée dans le monde, mais rien n’oblige à ce que ce soit le produit de la masse (ou de l’étendue pour Descartes) avec la vitesse (la quantité de mouvement). Il se pourrait tout aussi bien que Dieu conservât le produit de la masse par le carré de la vitesse, ce que Leibniz appelle la «force vive». La plupart des conclusions que les systèmes métaphysiques permettent de tirer sont en fait négatives (négation du vide chez les péripatéticiens, négation de l’action à distance chez les cartésiens, etc.). «On ne saurait donc, poursuit Duhem, d’un système métaphysique tirer tous les éléments nécessaires à la construction d’une théorie physique; toujours celle-ci fait appel à des propositions que ce système n’a point fournies.» C’est ce qu’exprimait à sa façon Pascal, qui disait déjà contre Descartes: «Il faut dire en gros: cela se fait par figure et mouvement. Car cela est vrai, mais de dire quels, et composer la machine cela est ridicule. Car cela est inutile, et incertain et pénible.»

Bannissant toute thèse métaphysique, la physique doit se constituer de manière autonome. Il faut qu’elle mette en œuvre une méthode capable d’«étudier les phénomènes physiques, de découvrir les lois qui les enchaînent sans recourir à la métaphysique». Cette méthode n’est autre que la «méthode expérimentale» qui consiste en un «double travail d’abstraction et de généralisation». Dans un premier temps, le physicien dégagera, par l’analyse des faits concrets et particuliers, un certain nombre de lois qui sont des propositions générales reliant plusieurs notions abstraites. Dans un second temps, poussant plus loin l’abstraction, il formulera des jugements plus généraux, c’est-à-dire des principes permettant de retrouver, par une déduction plus ou moins longue, les lois précédemment établies. Tout au long de ce travail, il veillera à n’utiliser que des notions ou des axiomes suffisamment clairs et évidents par eux-mêmes (comme les notions de corps, d’étendue, de mouvement, ou les axiomes de la géométrie ou de la cinématique) pour pouvoir les invoquer sans «crainte de confusion ni d’erreur».

L’émancipation des sciences positives

La séparation au XVIIe siècle de la physique et de la métaphysique n’a été que le premier moment, à vrai dire, d’un processus qui a ébranlé peu à peu l’ensemble de l’édifice scientifique. Prenant modèle sur la physique, les autres sciences se sont affranchies les unes après les autres de leur ancrage philosophique (si l’on fait abstraction des mathématiques et notamment de la géométrie qui ont conquis leur autonomie dès l’Antiquité, avec Euclide, vers l’an 300 avant notre ère). Auguste Comte souligne à ce propos l’effet bénéfique exercé par la physique newtonienne et la théorie de la gravitation sur le développement de l’esprit positif. Newton a montré comment «sans pénétrer l’essence des phénomènes, nous pouvions parvenir exactement à les lier et à les assimiler, de manière à atteindre, avec autant de précision que de certitude, le véritable but définitif de nos études réelles, une juste prévision des événements, que des conceptions a priori sont nécessairement incapables de procurer» (Cours de philosophie positive ). Newton a mis la science sur la voie de «la direction positive, susceptible d’un progrès réel et indéfini». La chimie a pris cette heureuse direction avec Lavoisier au XVIIIe siècle, la biologie au XIXe siècle avec les travaux de Lamarck et de Claude Bernard. Puis ont suivi les sciences humaines et sociales (psychologie, sociologie).

Comte voit dans cette évolution la marque d’une loi fondamentale de l’esprit humain, qu’il appelle «loi des trois états». L’esprit humain «emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes, dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé: d’abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique et, enfin, la méthode positive». Dans l’état théologique ou fictif, l’homme explique les phénomènes par l’«action directe et continue d’agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l’intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l’univers». Dans l’état métaphysique ou abstrait, il remplace les agents surnaturels par des «forces abstraites», des «entités inhérentes aux divers êtres du monde» ou des abstractions personnifiées, comme les «qualités occultes» de la scolastique et les fluides imaginaires de la physique. Dans l’état positif et scientifique, enfin, l’esprit humain renonce «à chercher l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude».

Toutes les sciences, relève Comte, ont aujourd’hui atteint l’état positif, ou sont en passe de le faire. Mais, par une «loi dont la nécessité est évidente», elles ont tendance à s’éloigner les unes des autres. Leur spécialisation croissante fait que plus personne ne semble en mesure de prendre en vue l’ensemble du système du savoir. Il s’agit d’une évolution funeste qui pourrait entraîner à terme, si l’on n’y prend garde, une rétrogradation de l’esprit humain. Comte assigne alors à la philosophie la mission de «coordonner» les diverses sciences en opérant sur elles comme les sciences opèrent sur les phénomènes. Elle doit les présenter «comme autant de branches d’un tronc unique, au lieu de continuer à les concevoir seulement comme autant de corps isolés». Le philosophe devient un savant d’un nouveau genre dont la spécialité est l’«étude des généralités scientifiques». Sans se livrer à la culture d’aucune science en particulier, «il s’occupe uniquement, en considérant les diverses sciences positives dans leur état actuel, à déterminer exactement l’esprit de chacune d’elles, à découvrir leurs relations et leur enchaînement, à résumer, s’il est possible, tous leurs principes propres en un moindre nombre de principes communs, en se conformant sans cesse aux maximes fondamentales de la méthode positives». La philosophie ainsi définie permet de mettre en évidence les véritables «lois logiques de l’esprit humain» et devrait, à ce titre, présider à la refonte de notre système d’éducation. Elle doit aussi contribuer aux progrès particuliers des diverses sciences positives, et constitue la «seule base solide de la réorganisation sociale».

La dérive pragmatique de la science

La séparation de la science et de la philosophie n’a pas seulement désuni ce qui était autrefois indissociable, mais a modifié de fond en comble le sens même du projet scientifique. Coupée de ses racines philosophiques, la science n’a plus pour ambition première de connaître le monde, mais de le transformer. «La science, écrit le mathématicien René Thom, a oublié sa vocation première, celle qui fleurissait des présocratiques à Aristote, et qui était de nous faire comprendre la réalité.» On peut considérer que la renonciation de la science à sa vocation théorétique essentielle s’est produite avec Galilée et Newton. Avec ces derniers, on gagne bien en précision dans la description du mouvement des corps matériels, en éliminant le recours aux forces occultes, mais on perd de vue la cause du mouvement. La science devient descriptive, et cesse d’être explicative. Newton décrit mathématiquement, avec la loi de la gravitation en 1/r 2, la manière dont les corps célestes se meuvent, mais sans jamais donner la raison profonde de leur mouvement. La loi de la gravitation est une relation fonctionnelle qui permet le calcul et la prédiction, mais ne nous fait pas connaître la nature de la gravité. La cause de la gravitation est inconnue, et Newton, du reste, n’entendait formuler aucune hypothèse à son sujet: «J’ai expliqué jusqu’ici les phénomènes célestes et ceux de la mer par la force de gravitation, mais je n’ai assigné nulle part la cause de cette gravitation [...]. Je n’ai pu encore parvenir à déduire des phénomènes la raison de ces propriétés de la gravité, et je n’imagine point d’hypothèses (hypotheses non fingo ). Car tout ce qui ne se déduit point des phénomènes est une hypothèse: et les hypothèses, soit métaphysiques, soit physiques, soit mécaniques, soit celles des qualités occultes, ne doivent pas être reçues dans la philosophie expérimentale. Dans cette philosophie, on tire les propositions des phénomènes, et on les rend ensuite générales par induction [...]. Et il suffit que la gravité existe, qu’elle agisse selon les lois que nous avons exposées, et qu’elle puisse expliquer tous les mouvements des corps célestes et ceux de la mer» (Principes mathématiques de la philosophie naturelle ). Grâce à la loi de la gravitation, Newton parvient à retrouver les lois de Kepler par le calcul, mais avoue en même temps son impuissance à expliquer (à déduire des phénomènes) pourquoi deux masses s’attirent selon cette loi, et exercent l’une sur l’autre une force inversement proportionnelle au carré de leur distance. C’est la raison pour laquelle Leibniz considérait la théorie newtonienne comme une «hypothèse fainéante» détruisant «notre philosophie qui cherche des raisons, et la divine sagesse qui les fournit». Plusieurs mécanismes ont bien été proposés, à vrai dire, pour tenter d’expliquer la gravitation et trouver ainsi une origine à la loi de Newton, mais aucun ne s’est révélé satisfaisant. «Aucun mécanisme, note Richard Feynman, n’a jamais été inventé qui “explique” la gravitation sans prédire du même coup d’autres phénomènes qui n’existent pas.» La loi de la gravitation de Newton permet une bonne formalisation du mouvement, mais sa cause profonde demeure mystérieuse, et elle l’est encore de nos jours, au point que l’«on admirerait à l’égal de Newton celui qui réussirait à expliquer la loi».

Pas plus qu’elle ne se met en quête des causes des phénomènes, la science moderne ne s’interroge sur l’essence ou sur la nature profonde de ce qui est. «La nature de notre esprit nous porte à chercher, explique Claude Bernard, l’essence ou le pourquoi des choses. En cela nous visons plus loin que le but qu’il nous est donné d’atteindre; car l’expérience nous apprend [...] que nous ne pouvons pas aller au-delà du comment , c’est-à-dire au-delà de la cause prochaine ou des conditions d’existence des phénomènes.» Les questions «pourquoi» et «qu’est-ce que?» correspondent à des pseudo-problèmes qui se dissolvent d’eux-mêmes dès qu’on les reformule correctement. «Qu’est-ce exactement qu’un électron? demande par exemple Rudolf Carnap. Il n’y a pas de réponse à cette question. C’est le genre de question que les philosophes posent toujours aux scientifiques. Ils voudraient que le physicien puisse dire nettement ce qu’il entend par ces mots: “électricité”, “magnétisme”, “pesanteur”, “molécule”. Mais, si le physicien se met à les expliquer en termes théoriques, il arrive que le philosophe soit déçu: “Ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu demander, répondra-t-il; ce que je veux, c’est que vous me disiez, dans le langage de tout le monde, ce que ces mots signifient”. Parfois, le philosophe écrit un livre où il évoque les grands mystères de la nature. “Nul n’a su jusqu’ici, écrit-il, et peut-être nul ne saura jamais répondre sans détour à la question: Qu’est-ce que l’électricité? Aussi l’électricité demeure-t-elle, à tout jamais, l’un des grands mystères insondables de l’univers”» (Les Fondements philosophiques de la physique ). Les seules réponses admissibles aux interrogations de ce genre sont en fait de type opératoire. Lorsque le physicien veut expliquer ce qu’il entend par la «matière», par exemple, tout ce qu’il peut dire est à peu près ceci: «La matière, c’est “cela” qui est “opérable”, “opératoire”; c’est “cela” qui réagit de telle ou telle façon mesurable lorsqu’on le provoque techniquement.» C’est le point de vue de l’opérationalisme, doctrine due au physicien américain Bridgman, dont l’idée directrice est que «la signification de chaque terme scientifique doit pouvoir être déterminée en spécifiant une opération de vérification bien définie qui lui fournit un critère d’application». Les concepts scientifiques sont définis non pas directement, mais à travers un ensemble de procédures déterminées spécifiant les conditions de leur utilisation.

Dans le changement de paradigme galiléo-newtonien, la science a donc gagné en précision et en efficacité, mais a perdu, en définitive, en intelligibilité. Ce que Newton considérait comme un résultat obtenu faute de mieux, puisqu’il ne désespérait pas, après tout, de parvenir à découvrir l’origine de la gravité et à déduire la loi d’autres phénomènes, est aujourd’hui devenu la règle. La science est devenue un ensemble de recettes qui marchent, et que l’on applique sans trop chercher à savoir pourquoi elles marchent. «Une théorie physique, dit Duhem, n’est pas une explication. C’est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement, aussi exactement que possible un ensemble de lois expérimentales.» Une théorie physique est un agencement de symboles mathématiques qui résume l’expérience passée, mais ne nous apprend rien sur l’essence des choses. «La science, selon la définition de Valéry, est l’ensemble des procédés qui réussissent toujours, en tant qu’on peut les ordonner et les décrire.» «À la fin du XVIIe siècle, ajoute Thom, on en [est] venu à décréter qu’après tout il n’y avait aucune raison de chercher une explication quand on disposait d’une formule qui marchait bien. Et donc, la physique a adopté ce point de vue selon lequel les formules qui ont du succès doivent être présentées dénuées d’explications. Les philosophes positivistes, plus radicaux, sont même allés jusqu’à soutenir que le devoir de la science était de fournir un ensemble de recettes qui marchent bien et permettent aussi des prédictions et une action efficace» (Paraboles et catastrophes ). Cette dérive pragmatique a fait entrer la science dans l’univers de la technique, au point qu’on ne l’appelle plus aujourd’hui que du nom de techno-science. La meilleure illustration de cette évolution est sans aucun doute donnée par la mécanique quantique.

La philosophie de la mécanique quantique

La mécanique quantique nous offre, en effet, l’exemple d’une science extraordinairement précise et efficace, mais qui ne nous fournit pourtant aucune représentation intelligible du monde. La mécanique quantique, dit René Thom, constitue «le scandale intellectuel du siècle [...]. La science a renoncé à l’intelligibilité du monde; elle y a réellement renoncé! C’est quelque chose qui s’impose et qui n’est pas intelligible». L’inintelligibilité de la mécanique quantique tient, bien entendu, non pas à la complexité de son formalisme mathématique, qui, en lui-même, est parfaitement cohérent, mais à son mode de description des phénomènes.

Considérons par exemple la manière dont la mécanique quantique se représente un système physique élémentaire constitué par une seule particule (photon, électron, proton, etc.). Pour représenter ce système, probablement le plus simple que l’on puisse imaginer, elle se place non pas dans l’espace temps ordinaire, mais dans un espace mathématique abstrait, un espace vectoriel de dimension infinie, qu’on appelle un «espace de Hilbert». Celui-ci représente l’ensemble de tous les états possibles de la particule. Intéressons-nous plus particulièrement à la position de la particule, qui est un état parmi d’autres (comme la quantité de mouvement, le spin, etc.). Dans le formalisme quantique, la description de cet état requiert non pas trois paramètres (comme dans la mécanique classique), mais une infinité, les probabilités de présence de la particule évaluées en chaque point de l’espace. Autrement dit, on se donne, en chaque point de l’espace, un nombre compris entre 0 et 1 correspondant à la probabilité de trouver la particule en ce point. Puisqu’il y a une infinité de points, il y a une infinité de paramètres. Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises. En effet, dans le cas général, aucune de ces probabilités n’est jamais égale à 1 (en un point de l’espace, les autres étant nulles). Une particule n’a donc pas de position bien précise, sauf dans des situations exceptionnelles. Ainsi, lorsqu’un photon a beaucoup d’énergie, c’est-à-dire lorsque sa fréquence est très grande, il est pratiquement ponctuel. Sa probabilité de présence est très forte sur une petite région de l’espace et pratiquement nulle ailleurs. Mais, lorsque son énergie diminue et que sa fréquence devient très basse, alors il cesse d’être localisable, et cela en vertu du principe d’incertitude de Heisenberg. On a affaire à ce que les physiciens appellent un photon mou. Le photon mou se dilue en quelque sorte dans l’espace, il est présent partout et nulle part. «Un photon mou, commente Thom, c’est au fond un objet qui a très peu d’énergie, et on devrait pouvoir dire qu’il ne signifie pas grand-chose, puisqu’il a très peu d’énergie: on doit pouvoir le négliger. En fait, il s’étend sur tout l’espace. C’est paradoxal: un objet énorme du point de vue spatial qui peut en même temps avoir une énergie quasi nulle; c’est scandaleux pour l’esprit!» Les photons mous, et les particules analogues, ne se localisent en fait que lorsqu’on les observe, au point que certains sont allés jusqu’à soutenir que c’était l’observateur qui créait la particule. Lorsque nous mesurons la position d’un électron, celui-ci «est obligé, dit par exemple le physicien Pascual Jordan, de prendre une décision. Nous le forçons à prendre une position précise; auparavant, il n’était, en général, ni ici, ni là; il ne s’était pas encore décidé pour une position précise [...], nous produisons nous-mêmes les résultats de la mesure».

La mécanique quantique est pleine de bizarreries de ce genre (par exemple, l’interférence d’une particule avec elle-même, la non-localité des systèmes corrélés, l’indéterminisme dans la réduction du paquet d’onde). Il faut bien avouer que cette inintelligibilité ne trouble pas trop les physiciens, car, comme l’explique Dirac, «le principal objet de la physique n’est pas de fournir des images, mais de formuler les lois gouvernant les phénomènes et de les utiliser pour la découverte de nouveaux phénomènes». On pourrait dire que l’incompréhensibilité extraordinaire des premiers temps s’est changée, sous l’effet de l’habitude, en une incompréhensibilité ordinaire. Les physiciens se servent tous les jours du formalisme quantique pour décrire l’expérience, prédire et calculer les phénomènes, mais ne s’embarrassent pas trop de savoir s’il est intelligible ou pas. «Nous avons là, disent-ils en substance, une théorie qui fonctionne; n’allons pas au-delà, et ne cherchons pas à regarder plus finement que ce qui est donné à voir dans le formalisme.» Ce n’est pas que les physiciens tiennent absolument à conserver la mécanique quantique sous sa forme actuelle. Ils sont très certainement prêts à l’échanger contre une autre qui fournirait une représentation du monde plus intelligible; mais à condition que celle qu’on leur propose soit au moins aussi efficace, sinon plus, que l’ancienne, qu’elle permette de nouvelles et de meilleures prévisions. L’essentiel est, dans tous les cas, que le formalisme marche, qu’il fonctionne. L’intelligibilité ne vient que par surcroît, pourrait-on dire. Elle est devenue, aujourd’hui, un luxe inutile.

3. La philosophie à l’âge de la science

La théorie philosophique de la connaissance scientifique

Les progrès de la science positive ne sont pas sans conséquence sur la pensée philosophique elle-même. Les sciences couvrant désormais l’ensemble du connaissable ou presque, la philosophie semble littéralement sans objet, d’autant qu’il est impensable qu’elle rivalise avec les sciences positives en utilisant ses propres méthodes. Pour sauver et légitimer son existence, elle en vient à abandonner la connaissance de l’étant aux sciences positives et se tourne vers la connaissance scientifique elle-même. En devenant théorie de la connaissance (Erkenntnistheorie ), elle retrouve un domaine spécifique, inaccessible, par principe, aux sciences positives. La théorie de la connaissance est en fait aussi ancienne que la philosophie elle-même: dans le Théétète , Platon cherchait déjà à définir l’essence de la science, et, dans l’Organon , Aristote formalisait le raisonnement scientifique. Mais elle a pris une ampleur nouvelle à la fin du XIXe siècle. Afin d’en donner un aperçu, nous allons présenter ici deux des principales tendances apparues à cette époque: le néo-kantisme, qui s’est développé principalement en Allemagne, et le positivisme.

Les fondements transcendantaux de la connaissance scientifique: le néo-kantisme

Le néo-kantisme, et singulièrement le néo-kantisme de l’école de Marbourg, fondée par Hermann Cohen, se veut d’abord et avant tout une réflexion sur le fait de la science, et principalement de la science physico-mathématique de la nature. «Quiconque nous est lié, écrivent Cohen et Paul Natorp en lançant le journal de l’école de Marbourg, s’en tient avec nous à la fondation de la méthode transcendantale. La philosophie est liée, selon nous, au fait de la science, selon la manière dont elle s’élabore elle-même. La philosophie est par conséquent la théorie des principes de la science, et plus généralement de toute la culture.» D’une façon générale, les néo-kantiens de Marbourg transforment, chacun à leur manière, le criticisme kantien en ce qu’on pourrait appeler un «idéalisme logique». La dualité, fondamentale chez Kant, de la sensibilité et de l’entendement disparaît au profit de l’entendement. Cela veut dire qu’il n’y a pas de facteur étranger à la pensée, pas de donné externe, mais que tout être est un être posé par la pensée, est un produit de la pensée elle-même.

Dans son ouvrage principal, La Théorie kantienne de l’expérience (Kants Theorie der Erfahrung ), Hermann Cohen voit dans la Critique de la raison pure de Kant une «critique de l’expérience». L’expérience n’a pas ici son sens ordinaire, mais désigne la connaissance scientifique ou physico-mathématique de la nature. «On ne doit pas penser, sous le terme expérience, à la vulgaire experientia mater studiorum ; pas davantage à l’histoire naturelle opposée à la science théorique de la nature; mais l’expérience doit valoir comme expression commune pour tous les faits et méthodes de la connaissance scientifique avec lesquels, à l’exclusion de l’éthique, la philosophie a affaire.» Kant est parti d’un donné, à savoir le fait de la science newtonienne de la nature, et a entrepris, dans la Critique de la raison pure , d’en faire la théorie. Il a cherché à dégager les concepts «nécessaires et suffisants pour fonder et légitimer» le savoir physico-mathématique. Ces concepts sont, contrairement à ce qu’on pourrait s’imaginer, peu nombreux, et rares sont ceux qui ont été récemment découverts: «Dans toutes nos méthodes et dans les résultats, nous opérons principalement et de préférence avec les mêmes concepts fondamentaux que ceux que les Grecs, nos maîtres dans les sciences, nous ont transmis.» Les concepts fondamentaux correspondent à ce que Kant appelle les principes synthétiques a priori. Chacun d’eux est «un point de vue à partir duquel tous les objets de la science mathématique de la nature s’ordonnent et se groupent, et se laissent déterminer dans leur objectivité». Ce sont non pas des lois scientifiques, mais ce qui rend la légalité possible. Le principe des principes est l’aperception transcendantale, le «Je pense», qu’il faut interpréter non de manière psychologique comme unité de la conscience de soi, mais comme «unité idéale de la loi». Les principes ne sont rien d’autre que des modifications ou des espèces de cette unité formelle qui exprime cette simple pensée: il n’y a pas de science sans loi. La chose en soi n’est pas la cause inconnue des phénomènes, c’est un concept limite désignant l’ensemble de toutes les connaissances scientifiques. C’est une idée transcendantale, ou encore un principe régulateur pour la recherche scientifique. Elle enjoint au savant de chercher à introduire des nécessités ou des régularités nouvelles dans l’expérience.

Pour Cohen, «la pensée ne peut avoir aucune origine en dehors d’elle [...]. La pensée pure en elle-même et elle seule doit produire les connaissances pures, et elles seules. C’est pourquoi la doctrine de la connaissance doit devenir une doctrine de la pensée. C’est sous cette forme d’une logique de la pensée, qui est en soi une logique de la connaissance, que nous cherchons à construire la logique.» La pensée n’est pas une synthèse, c’est une production (Erzeugung ). «Tout le contenu indivisible de la pensée doit être le produit (Erzeugnis ) de la pensée.» Le «donné» lui-même est engendré par la pensée, et ne peut pas être simplement présupposé dans l’intuition pure. La pensée produit en jugeant, et ses jugements sont des espèces (Art ) du «jugement» comme tel, notion qui renvoie au «Je pense» kantien, mais épuré de toute connotation psychologique. Cette doctrine semble faire retour à l’idéalisme spéculatif des postkantiens. Il n’en est rien, car Cohen présuppose toujours un fait (Faktum ), le fait de la science. Le fait de la science est la ratio cognoscendi des structures logiques mises au jour par la philosophie, et ces structures la ratio essendi de la science elle-même.

L’empiriocriticisme et le cercle de Vienne

Le positivisme constitue l’autre grande tendance de la théorie de la connaissance au XIXe siècle. Une de ses orientations les plus fécondes a été l’empiriocriticisme, qui s’est prolongé, au XXe siècle, dans le positivisme logique ou l’empirisme logique du cercle de Vienne.

L’empiriocriticisme

L’empiriocriticisme a été fondé de manière indépendante par Richard Avenarius et par le physicien Ernst Mach. Il se réclame moins d’Auguste Comte, qui a eu assez peu d’influence outre-Rhin, que de l’empirisme anglais. Il se caractérise par une opposition déclarée à Kant et aux néo-kantiens, qui dissolvent les faits dans la pensée, et par la volonté de s’en tenir aux données de l’expérience. Il peut être considéré comme une tentative pour dépasser, en le contournant, le problème critique: comment l’esprit peut-il atteindre une réalité située hors de lui? Ce problème ne se pose qu’à partir du moment où le monde intérieur du sujet et le monde extérieur des choses sont traités comme deux réalités opposées. Or cette distinction n’existe pas, ou tout au moins n’est pas originaire. La réalité, telle que l’expérience naïve nous la livre, est non pas duelle, mais une: elle consiste simplement en sensations. Un corps, explique par exemple Mach, n’est rien d’autre qu’une «somme relativement constante de sensations tactiles et visuelles attachée aux mêmes sensations spatiales et temporelles». L’hypothèse kantienne d’une chose en soi derrière les sensations est donc superflue, tout comme le concept de substance. En science, il convient d’éliminer tout élément inobservable, c’est-à-dire tout concept qui ne se fonderait pas en dernière instance sur des sensations. La physique doit ainsi renoncer aux notions d’atome, de force, de temps et d’espace absolus, inaccessibles à l’expérience sensible. Elle ne doit pas s’enquérir des causes des phénomènes, mais se contenter d’établir leurs lois en utilisant le concept mathématique de fonction. Les lois scientifiques ne sont pas immanentes à la nature. Ce sont des inventions qui n’ont d’autre ambition que de résumer l’expérience passée et d’anticiper l’expérience future. Elles obéissent au principe d’économie: elles sont destinées à nous épargner une infinité d’observations. «Au lieu, par exemple, de noter un à un les divers cas de réfraction de la lumière, nous pouvons les reproduire et les prévoir tous lorsque nous savons que le rayon incident, le rayon réfracté et la normale sont dans le même plan et que sin a /sin b = n . Au lieu de tenir compte des innombrables phénomènes de réfraction dans des milieux et sous des angles différents, nous n’avons qu’à observer la valeur n en tenant compte des relations ci-dessus, ce qui est infiniment plus facile. La tendance à l’économie est ici évidente. Dans la nature, il n’existe d’ailleurs pas de loi de réfraction, mais rien que de multiples cas de ce phénomène. La loi de la réfraction est une méthode de reconstruction concise, résumée, faite à notre usage et en outre uniquement relative au côté géométrique du phénomène» (La Mécanique ).

Le cercle de Vienne

Le cercle de Vienne a transformé l’empirisme classique en un empirisme logique, en intégrant l’apport de la logique mathématique nouvellement créée par Frege. Il s’est formé, au début des années 1920, autour du physicien Moritz Schlick, titulaire de la chaire de «philosophie des sciences inductives» à l’université de Vienne. Prenant appui sur les thèses développées par Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus , les membres du cercle de Vienne conçoivent la philosophie comme une entreprise de clarification du langage: «Clarifier des problèmes et des énoncés, et non poser des énoncés proprement philosophiques, constitue la tâche du travail philosophique. La méthode de cette clarification est celle de l’analyse logique» (Manifeste du cercle de Vienne ). Les Viennois entendent promouvoir plus précisément ce qu’ils appellent une conception scientifique du monde. Celle-ci ne «se caractérise pas tant par ses thèses propres que par son attitude fondamentale, son point de vue, sa direction de recherche. Elle vise la science unitaire. Son effort est de relier et d’harmoniser les travaux particuliers des chercheurs dans les différents domaines de la science». L’élaboration de cette conception scientifique du monde requiert la mise en œuvre d’une méthode nouvelle, l’analyse logique du langage. Celle-ci permet de tracer une ligne de démarcation entre les énoncés ayant un sens et ceux qui n’en ont pas, c’est-à-dire entre la science et la métaphysique. «Le sens d’un énoncé, affirme Carnap, est la méthode de sa vérification. Un énoncé ne dit que ce qui est en lui vérifiable. C’est la raison pour laquelle il ne peut affirmer, s’il affirme vraiment quelque chose, qu’un fait empirique. Une chose située par principe au-delà de l’expérience ne saurait être énoncée, pensée ni questionnée.» Les énoncés métaphysiques, n’ayant aucune base empirique, sont dénués de sens (unsinnig ). La métaphysique peut être maintenue, mais seulement comme un mode d’expression d’un «sentiment de la vie», bien inférieur, au demeurant, à l’art. D’une façon générale, la conception scientifique du monde ne connaît que deux types d’énoncés: les «énoncés d’expérience sur des objets de toutes sortes et les énoncés analytiques de la logique et des mathématiques» (Manifeste du cercle de Vienne ). Les premiers, synthétiques et a posteriori, sont réductibles à des protocoles d’observation. Les énoncés de la logique et des mathématiques, analytiques et a priori, sont de pures tautologies. Ils n’apprennent rien sur le monde et sont vides de sens (sinnlos ).

L’analyse logique permet non seulement de dépasser la métaphysique, mais encore de fonder logiquement la mathématique et la science du réel. C’est ce travail que Rudolf Carnap entreprend dans La Constitution logique du monde (Der logische Aufbau der Welt ), où il entend réduire tout le système de nos connaissances à l’expérience vécue, et aux liaisons qui s’y font jour. Tous les concepts scientifiques peuvent être, au moins dans le principe, ramenés au vécu immédiat. Leur totalité forme une structure étagée, avec successivement les concepts du psychique, du monde perçu et du monde intersubjectif. Dans la Syntaxe logique du langage (Logische Syntax der Sprache ), Carnap montre qu’une langue se construit à partir de règles de formation et de règles de transformation. Les premières indiquent «comment des propositions peuvent être construites avec des mots ou tous autres symboles linguistiques», et les secondes comment une proposition peut être dérivée d’une ou de plusieurs autres. Carnap introduit par ailleurs une distinction fondamentale entre deux modes de discours: le mode matériel, portant sur des choses ou des événements (propositions d’objet), et le mode formel, portant sur des mots ou d’autres propositions (propositions syntaxiques). Les propositions métaphysiques résultent d’une confusion entre ces deux modes: ce sont de pseudopropositions d’objet ou des propositions quasi syntaxiques.

Le rationalisme critique

Karl Popper critique dans La Logique de la découverte scientifique le principe de vérifiabilité des Viennois. Ce principe revient à exclure du champ de la science les énoncés universels, qui, par nature, ne sont pas réductibles à un nombre fini d’énoncés protocolaires. «Soucieux d’anéantir la métaphysique, les positivistes anéantissent avec elle la science naturelle.» Popper propose de remplacer le critère positiviste et inductiviste de la vérifiabilité par celui de la falsifiabilité. Pour être scientifique, une théorie doit pouvoir être mise en défaut par l’expérience. Une théorie non réfutable, comme la psychanalyse ou le marxisme, est plus proche de la métaphysique que de la science. Contrairement aux thèses empiristes, les théories ne sont pas obtenues par induction, mais sont des constructions artificielles, des conjectures soumises à réfutation.

De quelque manière qu’on la conçoive, la théorie de la connaissance place nécessairement le discours philosophique à la remorque du discours scientifique. Elle soumet la science déjà constituée à l’analyse, et n’intervient à aucun moment dans son élaboration. C’est la raison pour laquelle elle n’a rencontré qu’un faible écho chez les scientifiques, dont elle était pourtant destinée à éclairer la démarche. «Pour le positiviste, déclare par exemple le physicien Heisenberg en visant clairement Wittgenstein [...], le monde se divise en ce que l’on peut dire clairement et ce sur quoi on doit se taire [...]. Mais c’est au fond la philosophie la plus absurde. Car presque rien ne peut être dit clairement. Si l’on élimine tout ce qui n’est pas clair, il ne subsistera probablement que des tautologies entièrement dépourvues d’intérêt.» Dans cette polémique, Thom n’est pas en reste puisqu’il n’hésite pas à déclarer que le programme des néo-positivistes et de la philosophie analytique «débouche le plus souvent sur des arguties logiques sans intérêt, dont se moquent les praticiens des disciplines considérées (et cela non sans bonne raison)».

La critique philosophique de la science

La théorie philosophique de la science, et singulièrement le néo-positivisme, récuse ce qui n’est pas pensable scientifiquement. La pensée scientifique constitue la seule pensée digne de ce nom, c’est-à-dire la seule pensée sensée. Cette thèse ne va nullement de soi, et paraît même marquée du sceau du dogmatisme que le positivisme prétend pourtant avoir surmonté. On peut très bien considérer, à l’inverse, suivant un schéma kantien, que la science ne se prononce pas et ne peut pas se prononcer sur les questions les plus essentielles, sur celles qui concernent ou devraient concerner l’homme au plus haut point. Elle ne connaît que le monde phénoménal et ignore tout de l’en-soi des choses. Cette critique, qui n’équivaut pas, bien évidemment, à une condamnation pure et simple, est également aussi ancienne que la philosophie elle-même. Platon comparait déjà, dans La République , la connaissance mathématique à un rêve: «En général, les arts ne s’occupent que des opinions et des goûts des hommes, et ils ne se sont développés qu’en vue de la production et de la fabrication, ou de l’entretien des produits naturels ou artificiels. Quant aux autres, qui, comme nous l’avons dit, saisissent quelque chose de l’essence, c’est-à-dire la géométrie et les arts qui s’y rattachent, nous voyons que leur connaissance de l’être ressemble à un rêve, qu’ils sont impuissants à le voir en pleine lumière, tant qu’ils s’en tiendront à des hypothèses, auxquelles ils ne touchent pas, faute de pouvoir en rendre raison.» À l’époque moderne, cette critique a pris un tour nouveau et s’est radicalisée, en raison de la prétention hégémonique de la science. Pour la philosophie, la science ne peut fournir qu’une représentation partielle et même partiale des choses. Elle laisse dans l’ombre la question de la valeur (Windelband), contredit le mouvement même de la vie (Nietzsche et Bergson), ignore ce qui la fonde (Husserl) ou encore occulte la vérité de l’être (Heidegger).

Science et axiologie

La science décrit ce qui est, mais ne s’interroge pas sur ce qui doit être. C’est ce que relève le néo-kantien Wihelm Windelband, qui établit une distinction fondamentale entre deux types de propositions: les jugements de fait (Urteilen ), d’une part, et les jugements de valeur (Beurteilungen ), d’autre part. Les premiers expriment la coappartenance de deux représentations objectives, les seconds le rapport du sujet à l’objet représenté. «Cette chose est blanche» est un jugement de fait, «cette chose est bonne» un jugement de valeur. Cette distinction permet de délimiter le champ de la philosophie par rapport à celui des autres sciences. Les sciences positives ont pour objet les jugements de fait, la philosophie les jugements de valeur. Mais ici une précision s’impose, car les jugements de valeur eux-mêmes peuvent être envisagés d’un point de vue «scientifique». Ils ne sont rien d’autre, en effet, qu’une prise de position d’un sujet à l’égard d’un objet, et constituent des événements mentaux comme les autres. On peut les décrire et les expliquer en utilisant les lois de la nature: c’est ce que tente la psychologie. Du point de vue de celle-ci, tous les jugements de valeur, toutes les appréciations se valent: le fait de tenir une même proposition pour vraie ou pour fausse demeure indifférent. Windelband souligne ici la spécificité de la démarche philosophique par rapport à la démarche scientifique. La philosophie ne cherche pas à découvrir l’origine de nos jugements de valeurs, mais sonde leur validité. Elle soulève, au contraire de la science, non des questions de fait, mais des questions de droit. Sa méthode n’est pas génétique, mais critique, ou encore téléologique. Le critère de la validité d’un jugement de valeur réside dans la conscience normale (normale Bewusstsein ), qui correspond au sujet transcendantal, à la «conscience en général» de Kant. En tant que science de la conscience normale, la philosophie constitue la «science critique des valeurs universelles». Elle n’a pas à créer des valeurs nouvelles, mais à mettre à l’épreuve le «matériau factuel de la pensée, du vouloir et du sentir du point de vue de la validité universelle et nécessaire». Sa tâche consiste à «dégager du chaos des valeurs individuelles, ou ne présentant qu’une universalité de fait, celles qui possèdent la nécessité propre à la conscience normale» («Qu’est-ce que la philosophie?»).

Windelband ne se contente pas d’opposer les sciences positives à la philosophie, mais place les premières sous la dépendance de la seconde: les sciences présupposent la reconnaissance d’une certaine valeur, en l’occurrence la valeur de la vérité. Avant d’être contraint par les faits, le savant est conduit par un certain sentiment, celui du devoir (sollen ). «Ce qui guide mon jugement, explique Rickert, et par là ma connaissance, est le sentiment que je dois juger ainsi et pas autrement.» Un jugement est vrai non parce qu’il se conforme à une réalité préexistante, mais parce qu’il se conforme au devoir. «Ce n’est que du devoir, et non de l’être, que je peux dériver la vérité du jugement.»

Science et philosophie de la vie

Dans le Gai Savoir , Nietzsche entreprend de dissiper une illusion entretenue par les positivistes et les rationalistes de tous bords. Nous pensons d’ordinaire que les progrès de la science ont repoussé les frontières de la foi, qu’en devenant plus savants nous sommes devenus moins croyants. Mais cette victoire du savoir sur la foi, de l’esprit positif sur l’esprit théologique, comme dirait Comte, est bien fragile. Ce n’est même pas une victoire du tout, car la foi n’a reculé devant la science que pour mieux la prendre à revers. «C’est sur une foi métaphysique que repose notre foi dans la science; chercheurs de la connaissance, impies, ennemis de la métaphysique, nous empruntons encore nous-mêmes notre feu au brasier qui fut allumé par une croyance millénaire, cette foi chrétienne, qui fut aussi celle de Platon, pour qui le vrai s’identifie à Dieu et toute vérité divine.» La science repose tout entière sur une croyance: celle de la valeur de la vérité. Cette foi ou cette croyance, loin de renvoyer à une quelconque «conscience morale intellectuelle», à un «sujet éthique», sont portées, en réalité, selon Nietzsche, par une volonté réactive, et pour tout dire nihiliste. «La volonté de vérité à tout prix, cela pourrait bien être une volonté cachée de mort.» La science est, de ce point de vue, une instance hostile à la vie face à laquelle l’art est appelé à jouer un rôle salvateur: «Nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité.»

Pour Bergson aussi la science fige le devenir et manque le mouvement même de la vie. La science spatialise son objet et méconnaît nécessairement la durée, qui est «création continue d’imprévisible nouveauté». Elle est mécanique, et «l’essence des explications mécaniques est [...] de considérer l’avenir et le passé comme calculables en fonction du présent, et de prétendre ainsi que tout est donné»: l’évolution, future et passée, d’un système est contenue dans son état présent. C’est le point de vue du déterminisme, que Laplace exprimait en ces termes: «Nous devons [...] envisager l’état présent de l’Univers comme l’effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps et ceux du plus léger atome: rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux.» Pour la science, rien n’est à venir, et le temps ne joue aucun rôle. Il n’est qu’un paramètre extérieur, sans efficace véritable, et, comme le dit Bergson, «du moment qu’il ne fait rien, il n’est rien». La science implique «une métaphysique où la totalité du réel est posée en bloc, dans l’éternité, et où la durée apparente des choses exprime seulement l’infirmité d’un esprit qui ne peut pas tout connaître à la fois» (L’Évolution créatrice ).

Bergson ne rejette pas pour autant la science dans la non-vérité, bien au contraire. «Science et philosophie, écrit-il, sont des disciplines différentes mais faites pour se compléter.» Leurs objets et leurs méthodes sont distincts: si la science a affaire à la matière, et donc à l’espace, la métaphysique traite de l’esprit, et donc de la durée. «Nous assignons à la métaphysique un objet limité, principalement l’esprit, et une méthode spéciale, avant tout l’intuition. Par là, ajoute Bergson, nous distinguons nettement la métaphysique de la science. Mais par là aussi nous leur attribuons une égale valeur. Nous croyons qu’elles peuvent, l’une et l’autre, toucher le fond de la réalité. Nous rejetons les thèses soutenues par les philosophes, acceptées par les savants, sur la relativité de la connaissance et l’impossibilité d’atteindre l’absolu» (La Pensée et le mouvant ). Bergson s’inscrit en faux ici contre le kantisme et le positivisme. D’après le positivisme, nous ne connaissons pas le réel tel qu’il est en soi, mais seulement le réel tel qu’il nous apparaît. Rejetant ce relativisme, Bergson soutient que la science atteint l’absolu. Le domaine primitif de la science est la matière inerte, et son instrument essentiel est l’intelligence. Or l’intelligence est faite pour la matière, si bien que ses articulations recoupent exactement les structures de la matière. «Nous ne voyons donc pas pourquoi, affirme Bergson, la science n’atteindrait pas un absolu.»

De ce point de vue, la métaphysique et la science non seulement sont complémentaires, mais peuvent se rejoindre. «Comme l’esprit et la matière se touchent, métaphysique et science vont pouvoir, tout au long de leur surface commune, s’éprouver l’une l’autre, en attendant que le contact devienne fécondation.» La métaphysique peut ainsi exercer, «par sa partie périphérique, une influence salutaire sur la science». Bergson considère en particulier que ses thèses sur la conscience et sur l’évolution ont contribué à faire progresser un certain nombre de disciplines scientifiques, comme la psychologie, la neurologie, la pathologie, la biologie. Celles-ci «se sont, dit-il, de plus en plus ouvertes à nos vues, d’abord jugées paradoxales». Inversement, la science pourra avoir une incidence positive sur la métaphysique. Elle lui communiquera «des habitudes de précision» qui se propageront de la périphérie jusqu’au centre, et qui lui ont, jusqu’à présent, si cruellement fait défaut. La métaphysique deviendra donc aussi certaine et aussi précise que la science, et sera fondée, comme elle, sur l’expérience.

Science et phénoménologie

Husserl est beaucoup moins optimiste. La science moderne traverse aujourd’hui, selon lui, une «crise», qui n’est pas tant théorique que morale. Après avoir été synonyme de progrès, elle suscite de plus en plus souvent la défiance, voire l’hostilité. «Dans la détresse de notre vie [...], cette science n’a rien à nous dire. Les questions qu’elle exclut par principe sont précisément les plus brûlantes à une époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin: ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute existence humaine» (La Crise des sciences européennes ...). La science mathématique de la nature, apparue avec Galilée, a promu le monde mathématique au rang de seule et unique réalité. Elle a occulté ce faisant le monde préscientifique, le monde de la vie, sur lequel elle repose pourtant. «C’est dans [la] vie, souligne Husserl, que se bâtit le sens et la validité d’être du monde. Quant au monde de la science, il est une formation de degré supérieur, qui a pour fondement l’expérience et la pensée préscientifiques avec leurs opérations de validité.» La science, en d’autres termes, occulte la problématique de la constitution du monde. Elle étudie les choses telles qu’elles sont, telles qu’elles apparaissent, mais ne se demande pas ce qui rend possible l’apparition des choses elles-mêmes. Pour surmonter cette crise, il convient de retrouver le sol sur lequel elle s’édifie. «Seule une question en retour radicale sur la subjectivité, j’entends sur la subjectivité qui rend possible de façon ultime toute validité du monde avec son contenu, et ce dans toutes les modalités préscientifiques et scientifiques [...], peut rendre compréhensible la vérité objective et atteindre l’ultime sens d’être du monde.»

Cette tâche incombe à la philosophie, et notamment à la phénoménologie transcendantale, que Husserl conçoit du reste comme une science, et plus précisément comme une science rigoureuse. Cette science est non pas empirique, mais eidétique, elle porte non pas sur un fait, ni sur un ensemble de faits, mais sur une essence. «L’intuition philosophique bien comprise, c’est-à-dire l’appréhension phénoménologique des essences, ouvre un champ illimité de travail, et donne le jour à une science qui, sans la moindre méthode recourant aux mathématiques et à la symbolisation directe, sans l’appareil déductif et démonstratif, parvient à une profusion de connaissances absolument rigoureuses et décisives pour toute philosophie à venir» (La Philosophie comme science rigoureuse ). Cette philosophie scientifique étudie l’essence de la région qui conditionne et supporte toutes les autres, la région conscience. Elle met en œuvre une méthode originale: la «réduction phénoménologique», qui permet de remonter de l’objet constitué au principe qui le constitue, c’est-à-dire à la conscience pure elle-même. Dans l’attitude naturelle, le monde est là, les choses corporelles sont là avec leur distribution spatiale particulière. Elles sont «présentes», que nous leur prêtions ou non attention. Sont également présentes les sciences avec leur propositions sur la réalité. Cette attitude naturelle est dogmatique ou thétique: le monde est considéré comme existant, et moi avec dans ce monde. La réduction phénoménologique met entre parenthèses cette thèse du monde, la suspend. Cette suspension, ou, comme dit Husserl, cette épochè , n’est pas une antithèse, un passage de la position à la négation, c’est une mise hors circuit. La thèse du monde reste là, mais simplement nous n’en faisons aucun usage. Au lieu de vivre en elle, d’y prendre part, nous prenons du recul par rapport à elle. Nous réfléchissons sur elle afin d’en découvrir la structure. La mise entre parenthèses du monde objectif ne nous place pas en effet devant un pur néant, mais nous découvre un domaine originel, qui est celui de la conscience pure elle-même. Dans la réduction, l’homme se découvre comme conscience transcendantale, c’est-à-dire comme celui qui donne un sens aux choses.

Cette réduction constitue le prélude à une reconstruction du monde et à une refondation des sciences. Après la réduction, «nous n’avons proprement rien perdu, mais nous avons gagné la totalité de l’être absolu, lequel, si on l’entend correctement, recèle en soi toutes les transcendances du monde, les “constitue” en son sein». Husserl distingue, en tout vécu concret, deux éléments: la composante sensuelle (les datas sensibles), qu’il appelle la matière ou la hylè, et la composante intentionnelle proprement dite, qu’il appelle la noèse. La noèse anime la matière sensuelle pour donner naissance au noème, le corrélat intentionnel de nature idéale. Le problème de la constitution est en définitive celui de savoir comment «les noèses [...], en animant la matière et en se combinant en systèmes continus et en synthèses unificatrices du divers, instituent la conscience de quelque chose». Après l’analyse des structures noético-noématiques, Husserl entreprend de déduire les différentes couches de l’objectivité: la nature matérielle, la nature vivante et enfin l’esprit.

Science et ontologie

Radicalisant la critique husserlienne, Heidegger affirme, dans un cours donné en 1952 à l’université de Fribourg-en-Brisgau: «la science ne pense pas, et ne peut pas penser; et c’est même là, ajoute-t-il, sa chance, je veux dire ce qui lui assure sa démarche propre et bien définie» (Qu’appelle-t-on penser? ). Revenant quelque temps après sur cette proposition, si choquante à première vue, le philosophe précise: «Cette phrase: la science ne pense pas, qui a fait tant de bruit lorsque je l’ai prononcée dans le cadre d’une conférence à Fribourg, signifie: la science ne se meut pas dans la dimension de la philosophie.» En affirmant «la science ne pense pas», Heidegger veut donc d’abord souligner la distance, et même l’abîme existant entre la science et la philosophie. Il y a entre l’une et l’autre un gouffre qui est aujourd’hui devenu si visible et si profond qu’il semble impossible de les faire dialoguer et encore moins se rejoindre. «Il n’y a pas ici de pont, dit le philosophe, il n’y a que le saut. C’est pourquoi toutes les passerelles de fortune, tous les ponts aux ânes qui, aujourd’hui précisément, voudraient permettre un courant d’échange commode entre la pensée et la science sont entièrement mauvais.» La science n’est pas la philosophie, la philosophie n’est pas la science, il y a de l’une à l’autre une solution de continuité. Pour préciser la nature de cette opposition, Heidegger prend un exemple, celui de la physique. «La physique se meut dans l’espace et le temps et le mouvement. La science en tant que science ne peut décider de ce qu’est le mouvement, l’espace, le temps. La science ne pense donc pas, elle ne peut même pas penser dans ce sens avec ses méthodes.» L’espace, le temps et le mouvement ne sont pas, pour la physique, des notions quelconques, mais font partie de celles qui constituent son domaine d’objectivité. Elles délimitent la région qu’elle étudie, son champ d’investigation, c’est-à-dire la nature matérielle en général. Le physicien les invoque sans cesse, mais ne soulève jamais à leur propos la question philosophique par excellence, la question de leur essence. Il parle de l’espace, assigne à chaque particule matérielle une position dans l’espace, éventuellement une probabilité de présence dans l’espace, étudie les déplacements des corps dans l’espace, mais ne se demande jamais ce qu’est l’espace en lui-même. De la même manière, il parle du temps, attribue à chaque événement une date, une position dans le temps, mesure le temps mis par un corps pour aller d’un point à un autre, mais ne s’enquiert jamais de l’essence du temps lui-même, de la temporalité comme telle. De même, il étudie des trajectoires, analyse des mouvements, calcule des vitesses et des quantités de mouvements, mais ne s’interroge jamais sur la mobilité. La question «qu’est-ce que?» n’est pas une question physique. Le physicien veut-il d’ailleurs s’aventurer sur ce terrain qu’il perd rapidement pied, et ne peut, bien souvent, énoncer que de vagues généralités. «Ainsi, dit Heidegger, tandis que les interrogations et les recherches concernant son objet – l’étant physique – gardent leur déterminité et leur sûreté propres, le physicien, dans ses réflexions sur l’espace, le temps et le mouvement, rencontre l’incertitude, ses méthodes sur ce point ne lui sont plus d’aucun secours.»

Ne pouvant définir pour cette raison les notions fondamentales qu’il présuppose sans cesse, le physicien est dans le fond incapable d’expliciter la nature de son propre domaine de recherche. Cette situation n’est pas spécifique de la physique, mais se retrouve dans toutes les sciences. Chacune se déploie dans un domaine particulier, délimité par un certain nombre de concepts fondamentaux, mais aucune ne peut déterminer, avec les outils qui sont les siens, l’essence de ce domaine. «La science historique étudie [...] une époque de long en large, sous tous les aspects possibles [mais] ne recherche jamais ce qu’est l’histoire. C’est là ce qu’elle ne peut aucunement rechercher scientifiquement. Personne ne trouvera jamais sur le chemin de l’histoire ce que c’est que l’histoire, pas plus qu’un mathématicien sur le chemin mathématique, c’est-à-dire par sa science, c’est-à-dire enfin dans les formules mathématiques, ne pourra jamais montrer ce que la mathématique est . L’essence de leur domaine – l’histoire, l’art, la poésie, la langue, la nature, l’homme, Dieu – demeure inaccessible aux sciences.» N’ayant pas accès à l’essence de leur domaine, les sciences ne peuvent se connaître elles-mêmes. «La physique en tant que physique ne peut rien dire au sujet de la physique. Tout ce que dit la physique parle le langage de la physique. La physique elle-même n’est pas l’objet d’une expérience physique. Il en est de même de la philologie. En tant que théorie de la langue et de la littérature, elle n’est jamais l’objet possible d’une considération philologique. On peut en dire autant de chaque science.» L’essence de la physique ne se découvre pas au moyen d’un accélérateur de particules, pas plus que l’essence de la biologie ne se révèle au microscope. D’une façon générale, les sciences sont dans l’incapacité de se penser elles-mêmes, de dire ce qu’elles sont, et même ce qu’elles font. Il arrive, certes, aux scientifiques de s’exprimer sur leurs disciplines, mais ils sont alors contraints d’abandonner les concepts et les méthodes qu’ils mettent en œuvre dans leurs laboratoires. «Ce qu’est la physique, je ne peux, dit Heidegger, le penser qu’à la manière d’une interrogation philosophique.»

Bien que la science soit, et cela nécessairement, séparée de la philosophie, elle est cependant toujours déjà en rapport avec elle. «Sans le savoir, dit le philosophe, elle se rattache à [la] dimension [de la philosophie]», au point que «toute science est dans son fond, et de manière latente philosophie». Pour le comprendre, considérons à nouveau la manière dont la physique moderne s’est constituée au XVIIe siècle, avec Galilée. On dit souvent que la science moderne se distinguerait de la science antique et médiévale par le recours à l’induction. Elle se fonderait sur les faits et procéderait de manière inductive et expérimentale, alors que la science médiévale aurait été purement spéculative et n’aurait cherché qu’à «deviner, en empruntant des voies incontrôlées, les qualités secrètes des choses». Cette interprétation comporte sans doute une part de vérité, mais elle n’atteint pas pour autant l’essentiel. Elle oublie en effet que les Anciens observaient déjà et que les Modernes raisonnent et spéculent encore. La caractéristique principale de la science moderne n’est pas à chercher dans la place accordée à l’expérimentation et à la mesure, mais dans ce que Heidegger appelle le projet mathématique de la nature. Ce projet n’est pas en tant que tel une mathématisation de la nature, mais ce qui rend possible et même nécessaire l’utilisation des mathématiques en physique. Il consiste à ne retenir, au sein de la réalité physique, que les déterminations quantitatives, et donc mathématisables des corps, à l’exclusion de toutes les autres, et notamment des qualités dites sensibles. Ce projet, inconnu des Anciens, est l’œuvre de Galilée et de Kepler. Ces derniers ont transformé la représentation de la nature qui apparaît désormais comme un système de changements de lieu de corps matériels dans le temps. En dépit des révolutions relativiste et quantique, ce projet est demeuré principiellement le même jusqu’à aujourd’hui. Cependant ce projet, et c’est là l’essentiel, est en lui-même d’ordre non pas scientifique, mais philosophique ou métaphysique, dans la mesure où il concerne l’être ou l’essence, en l’occurrence l’essence de la réalité physique. Il détermine de manière anticipative ce qu’est la nature et comment celle-ci peut être comprise et interrogée par le physicien. On peut faire une analyse semblable pour les autres sciences. Chacune se déploie dans un domaine spécifique dont la détermination d’être renvoie à une décision philosophique, qui demeure la plupart du temps implicite. «Toute science de l’étant abrite nécessairement une ontologie latente, plus ou moins élaborée, qui la porte et qui la fonde.» De ce point de vue, la science procède nécessairement de la philosophie, même si elle a depuis longtemps oublié et renié cette origine. Cet oubli de la philosophie, loin d’être négatif ou un défaut, constitue un avantage pour la science. Il signifie que les scientifiques n’ont pas besoin de s’assurer au préalable de leur objet ni de leurs méthodes.

Heidegger ne fait pas œuvre ici d’épistémologue, mais veut montrer qu’il y a, dans la science elle-même, ou plutôt dans l’arrière-fond de celle-ci, quelque chose, qui n’est certes pas saisi par elle, mais dont elle ne peut faire l’économie car elle le présuppose constamment, et qui n’est autre que l’être lui-même. L’objet de la science, la nature pour la physique, ne se laisse pas enfermer entièrement dans le cadre tracé par elle. Parce qu’elle est tributaire d’un projet, qui, en tant que tel, est toujours fini, la physique mathématique ne saurait épuiser la nature. «La représentation scientifique ne peut jamais encercler l’être de la nature, parce que l’objectivité de la nature n’est, dès le début, qu’une manière dont la nature se met en évidence. Ainsi pour la science de la physique, la nature demeure-t-elle l’incontournable (das Unumgängliche )» («Science et méditation»). La nature est ce dont la physique ne peut faire le tour, c’est-à-dire cerner dans sa plénitude d’être. Les lois de la physique laissent un résidu, un incalculable, comme l’avait bien vu Goethe dans son conflit malheureux avec la physique newtonienne. Cet incalculable, qui est en réalité l’essentiel de la nature elle-même, «régit entièrement» la science, puisque celle-ci le présuppose nécessairement, mais lui demeure fondamentalement inaccessible. Heidegger montre par là à la fois les limites de la pensée scientifique et la nécessité d’adopter une autre attitude, de déployer une autre manière de penser, ce qu’il appelle la pensée méditative, pour approcher cet indépassable qui se dérobe au regard de la pensée calculante et qui, bien qu’ininterrogé, est le plus digne de question. Heidegger rappelle en somme aux sciences qu’elles procèdent de la philosophie, qu’elles en viennent et s’en échappent, mais qu’elles ne sauraient pour autant se substituer à elle ni combler le vide laissé par l’éclatement de la philosophie en une multitude de disciplines scientifiques (psychologie, sociologie, anthropologie, logique, cybernétique, etc.). Il rappelle également à la philosophie qu’elle n’a, pour sa part, rien à gagner à se laisser prendre aux mirages de la scientificité, qui ne peuvent que l’éloigner de ce qui lui est naturellement dévolu, et qu’elle a, depuis longtemps, laissé impensé, c’est-à-dire la vérité de l’être elle-même.

4. Vers un rapprochement de la science et la philosophie: le cas des théories morphologiques

Pour la science, entendons la science positive, la philosophie est non scientifique et, dans le fond, délirante. Elle ne soumet pas ses propositions au contrôle de l’expérience et se montre incapable de justifier ce qu’elle avance. Pour la philosophie, la science ne pense pas. Elle constitue un point de vue non certes erroné, mais limité sur le réel. Elle est sans doute exacte, mais n’est pas pour autant vraie. Plusieurs voix se sont élevées pour regretter cette incompréhension mutuelle, y compris chez les tenants de la méthode expérimentale. Ainsi Claude Bernard considère que la science et la philosophie «doivent être unies» et que «leur séparation ne pourrait être que nuisible aux progrès des connaissances humaines. La philosophie, tendant sans cesse à s’élever, fait remonter la science vers la cause ou vers la source des choses. Elle lui montre qu’en dehors d’elle il y a des questions qui tourmentent l’humanité, et qu’elle n’a pas encore résolues. Cette union solide de la science et de la philosophie est utile aux deux, elle élève l’une et contient l’autre. Mais, si le lien qui unit la philosophie à la science vient à se briser, la philosophie, privée de l’appui ou du contrepoids de la science, monte à perte de vue et s’égare dans les nuages, tandis que la science, restée sans direction et sans aspiration élevée, tombe, s’arrête et vogue à l’aventure» (Introduction à l’étude de la médecine expérimentale ). En fait, l’éloignement de la science et de la philosophie n’est peut-être pas aussi irrémédiable qu’on pourrait le croire. La science contemporaine ne constitue pas un ensemble aussi homogène que nous l’avons dit jusqu’à présent. Un certain nombre d’orientations nouvelles s’y font jour qui tendent à remettre en cause les postulats et les objectifs fondamentaux de la technoscience. Nous ne visons pas par là une théorie particulière, mais bien plutôt un ensemble de recherches menées de façon indépendante depuis plusieurs années par des mathématiciens et des physiciens théoriciens, et qui ont pour caractéristique commune de s’intéresser à la morphogenèse, c’est-à-dire à l’évolution des formes que peuvent prendre les objets qui peuplent notre monde, aussi bien animé qu’inanimé. Nous pensons ici à la théorie des catastrophes de René Thom, à la théorie des fractales de Benoît Mandelbrot, à la théorie des structures dissipatives d’Ilya Prigogine ou encore à la théorie du chaos et des attracteurs étranges de David Ruelle. À travers ces théories, que l’on peut appeler morphologiques, s’amorce une réconciliation de la science et de la philosophie. Elles récupèrent certains traits de la pensée philosophique traditionnelle, sans prétendre pour autant, bien évidemment, se substituer à la philosophie. Ce sont ces traits, et plus particulièrement deux d’entre eux, la dimension théorique ou contemplative, d’une part, et la visée encyclopédique, d’autre part, que nous voudrions évoquer.

Le souci de l’intelligibilité

On peut assigner, avec René Thom, deux buts fondamentaux à la science: l’action ou la connaissance. «S’il est légitime de considérer la totalité des activités scientifiques comme un continuum, dit le mathématicien, il n’en demeure pas moins que ce continuum a pour ainsi dire deux pôles. Un pôle regarde la connaissance pure: comprendre le réel, tel est, en ce point le but fondamental de la science. L’autre pôle concerne l’action: agir efficacement sur le réel, tel serait selon ce point de vue le but de la science» (Modèles mathématiques de la morphogenèse ). Il y a, au fond, deux types de sciences. Certaines sont très efficaces mais n’accroissent pas notre compréhension du monde: c’est le cas de la mécanique quantique et de la techno-science en général. D’autres rendent au contraire le réel plus intelligible, mais ne nous permettent pas d’agir sur lui: c’est le cas des théories morphologiques et de toutes les théories qualitatives en général.

Pour apprécier la portée de cette opposition, il convient de la replacer dans un cadre plus général, celui de la problématique du local et du global. «L’action, dit Thom, vise essentiellement à résoudre les problèmes locaux, alors que la compréhension vise l’universel, donc le global.» Mais, «par un paradoxe apparent, ajoute-t-il, les problèmes locaux exigent pour leur solution des moyens non locaux; alors que l’intelligibilité, elle, exige la réduction du phénomène global à des situations locales typiques, dont le caractère prégnant les rend immédiatement compréhensibles». Toute action suppose une visée au-delà du phénomène et effectue un passage du local au global. L’action efficace, la seule intéressante en pratique, est celle pour laquelle ce passage est rigoureusement contrôlé. Ce contrôle suppose bien évidemment que l’on puisse anticiper le cours des choses, c’est-à-dire que l’on puisse prédire ce qui va se produire si l’on agit de telle ou telle manière.

La compréhension opère, à l’inverse, le passage du global au local. Elle requiert, dit Thom, «la concentration du non-local en une structure locale». C’est la raison pour laquelle «une théorie non locale ne peut être tenue pour scientifique au sens strict du terme: nous ne connaissons et agissons que localement». La localisation du global, source d’intelligibilité, peut être menée à bien de plusieurs façons. Une première possibilité consiste à introduire une ontologie concrète cachée «sous» la phénoménologie globale donnée. C’est ainsi que procède l’atomisme: les mouvements locaux des atomes expliquent les propriétés globales des corps. La localisation peut aussi résulter de la construction d’une structure abstraite locale «au-dessus» d’une phénoménologie. C’est cette voie qu’empruntent les théories morphologiques. La théorie des catastrophes rend compte d’une morphologie empirique, par nature globale, par l’intermédiaire d’un logos , qui est une structure éminemment locale. De la même façon, la théorie des fractales rend compte des formes naturelles par d’autres formes mathématiques, engendrées par des procédures récurrentes locales. La théorie des structures dissipatives et la théorie du chaos expliquent quant à elles les structures empiriques en construisant localement des systèmes dynamiques ou des attracteurs. Expliquer des formes empiriques globales par des formes géométriques locales n’accroît nullement notre pouvoir sur le monde, mais cela augmente notre sentiment d’intelligibilité.

Les théories morphologiques ne produisent pas de nouvelles morphologies, mais fondent les morphologies existantes, dont elles ne maîtrisent pas ou guère l’apparition, dans l’être, c’est-à-dire les déduisent d’une structure mathématique (singularité d’un potentiel, système dynamique) logiquement et ontologiquement première. Elles réhabilitent ce faisant un vieux thème, récusé par l’idéologie néo-positiviste, selon lequel «toute connaissance est connaissance par les causes». Elles expliquent le donné phénoménal en remontant aux causes qui lui ont donné naissance, non pas bien sûr aux causes efficientes, qui jouent dans le même espace que la morphologie étudiée, mais aux causes formelles, qui sont les seules vraiment rationnelles. D’une façon générale, elles placent plus haut la contemplation que l’action, «audace énorme, affirme J. Largeault, en un siècle où la recherche est cadastrée, soumise à des impératifs de rendement ou à des routines administratives». Animées par le seul désir de comprendre le monde, d’y voir à l’œuvre des rationalités nouvelles, elles rappellent la science à sa vocation théorétique essentielle. Elles renouent par là même avec une des préoccupations majeures de la philosophie, et leurs promoteurs n’hésitent pas, du reste, à se placer sous les auspices de philosophes qui ont cessé depuis longtemps, il faut bien l’avouer, d’être une référence obligée des auteurs de traités scientifiques. «Descartes, dit par exemple Thom, avec ses tourbillons, ses atomes crochus, etc., expliquait tout et ne calculait rien. Newton avec la loi de la gravitation en 1/r 2 calculait tout et n’expliquait rien. L’histoire a donné raison à Newton et relégué les constructions cartésiennes au rang des imaginations gratuites et de souvenirs de musée. Certes le point de vue newtonien se justifie pleinement du point de vue de l’efficacité, des possibilités de prédiction, donc d’action sur les phénomènes...» Mais «les esprits soucieux de compréhension, ajoute-t-il, n’auront jamais, à l’égard des théories qualitatives et descriptives des présocratiques à Descartes, l’attitude méprisante du scientisme quantitatif». En préférant Descartes à Newton, Thom non seulement prend le contre-pied de l’orthodoxie contemporaine – ce qui n’est certainement pas pour lui déplaire –, mais choisit d’abord et avant tout le parti de l’intelligibilité.

Un nouvel encyclopédisme

Les théories morphologiques ne se rattachent pas seulement à la tradition philosophique par ce primat accordé à la théôria , mais également par leur visée encyclopédique. Elles ont une prétention à l’universalité. «Nos modèles, écrit Thom, attribuent toute morphogenèse à un conflit, à une lutte entre deux ou plusieurs attracteurs; nous retrouvons ainsi les idées vieilles de deux mille cinq cents ans des premiers présocratiques, Anaximandre et Héraclite. On a taxé ces penseurs de confusionnisme primitif, parce qu’ils utilisaient des vocables d’origine humaine ou sociale comme le conflit, l’injustice [...] pour expliquer les apparences du monde physique. Bien à tort selon nous, car ils avaient eu cette intuition profondément juste: Les situations dynamiques régissant l’évolution des phénomènes naturels sont fondamentalement les mêmes que celles qui régissent l’évolution de l’homme et des sociétés , ainsi l’usage des vocables anthropomorphiques en physique est foncièrement justifié» (Stabilité structurelle et morphogenèse ). Les morphologies naturelles ou physiques obéissent aux mêmes lois que les morphologies humaines ou sociales. Les unes et les autres résultent de situations mathématiques comparables, par exemple de la scission d’un attracteur en deux ou plusieurs autres qui entrent en conflit sur un même espace substrat. De ce point de vue, Héraclite avait raison de dire que «le combat (polémos ) est le père de toutes choses», ou Anaximandre que les choses «s’administrent les unes aux autres châtiment et expiation pour leur scélératesse, selon le temps fixé».

Le fondement de l’universalité des théories morphologiques est le principe de l’indépendance de la forme par rapport au substrat. Une même forme peut s’incarner dans deux supports différents, une même structure peut apparaître dans des systèmes composés d’éléments appartenant à des domaines hétérogènes de la réalité. Ainsi, en théorie des catastrophes, une fronce se révèle capable de modéliser aussi bien les transitions de phase en physique que le comportement d’un animal en éthologie, faisant du même coup apparaître un lien pour le moins inattendu entre des phénomènes que tout sépare a priori. Cette théorie a, en fait, un champ d’application pratiquement illimité. Elle s’intéresse à des phénomènes très divers, et tranche, de ce point de vue, avec la spécialisation du savoir qui est aujourd’hui de règle. Les théories morphologiques réussissent à frayer des passages «horizontaux» entre des disciplines aussi diverses que la physique et la sociologie, la chimie et l’économie, etc. Elles luttent contre l’éparpillement des savoirs en découvrant l’unité structurelle fondamentale de la nature. La source profonde de cette interdisciplinarité réside dans le pouvoir génératif des mathématiques. «La langue de l’interdisciplinarité, dit Thom, est nécessairement mathématique [...]. C’est seulement à partir du moment où un concept d’origine expérimentale a été mathématisé, dégagé par abstraction de son milieu d’origine, qu’il peut commencer à jouer un rôle interdisciplinaire.»

Loin de se réduire à une nouvelle branche de la physique et des sciences de la nature en général, se proposant d’appréhender, par des procédures inédites, un aspect jusqu’alors laissé dans l’ombre de notre monde, les théories morphologiques laissent présager ce que les philosophes des sciences appellent un «changement de paradigme». Elles ne partagent pas les principes qui guident et inspirent la pratique scientifique ordinaire, mais rompent avec l’idéologie techno-scientifique et positiviste qui la gouverne. Cette rupture, que d’aucuns pourraient être tentés de considérer comme une marque de non-scientificité, est en même temps un retour vers une époque où science et philosophie n’étaient pas encore deux termes antithétiques, comme ils le sont devenus depuis lors. Ces théories font revivre une vieille idée de la science, et peut-être la seule qui soit au fond tenable, celle d’une science qui permet de comprendre le réel, et pas seulement d’agir sur lui. Elles nous montrent, en tout cas, que la technique n’est pas la fatalité de l’esprit scientifique.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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